Extrait

Quelques lignes extraites du livre :

Dans un premier temps je vise le monastère de Sümela, creusé au milieu d’une falaise, là-haut là-haut… Une merveille. Je l’admire de près au terme d’une longue grimpette par le sentier forestier. Ça fiche toujours un coup sur la cafetière, quand sur le parvis se prélassent ceux qui sont montés en car…

Mais au-delà de la splendeur du site, c’est un souvenir, insignifiant en soi, qui me restera. En m’éloignant du monastère, dans un chemin boueux et abrupt de la forêt, ayant oublié d’ôter les caoutchoucs enfoncés à l’extrémité de mes bâtons, j’en perds un. Ils atténuent le bruit et les vibrations lors de la marche sur asphalte. Rien de plus énervant que d’entendre tic-tic-tic-tic-tic pendant des heures sur un ruban de bitume interminable. Mais est-ce pire que tic-plog-tic-plog-tic-plog avec un seul des deux ? Choix cornélien. Un sur deux, ou pas du tout ? Un sur deux, ou pas du tout ? Tic-tic-tic-tic-tic ? Ou tic-plog-tic-plog-tic-plog ?

Inutile de dire qu’entre Sümela et… au moins Téhéran ? il ne faut pas espérer en retrouver. Horreur, malheur ! Oui, bien sûr, vous ça vous fait rigoler. Allez-y, je peux le comprendre ! Moi-même, vu d’ici et maintenant, je pourrais presque en rire aussi. Oui, presque. Quoique.

Mais sur le coup ! Sur le coup, c’est un tsunami mental. Je me sens abandonnée, désemparée.

Hagarde, je tourne, je vire. Ne m’en étant pas aperçue tout de suite, je reviens sur mes pas cinq fois, dix fois, sac sur le dos. Je le pose. Je recommence. Devant, derrière. En haut, en bas. Dans les herbes. Dans la gadoue. Je scrute la pente. A-t-il roulé ? S’est-il embourbé ? Quand l’ai-je vu pour la dernière fois ? N’est-il pas finalement tapi traîtreusement dans une poche du sac ?

Le plus pathétique, c’est qu’en fait, je ne l’aimais pas tellement ce caoutchouc. Gros et lourd, doté d’une tendance déjà prononcée à la fuite. Mais dès le début, les modèles plus légers avaient rendu l’âme, et je n’avais pas eu le choix. Philippe m’avait apporté cette paire de France lorsqu’il m’avait rattrapée à Florence.

Pour l’heure, hébétée, je piétine le minuscule sentier avec un espoir décroissant. Enfin, à contrecœur, je renonce, abandonnant à sa planque forestière l’infâme déserteur qui m’a poignardée dans le dos. Zombie, je redémarre, le moral en berne, répertoriant obsessionnellement les objets démissionnaires. Même s’ils se comptent sur les doigts d’une main.

Ah, je vois qu’il y en a encore qui rigolent. Mais c’est énorme ! Voyons : une paire de lunettes de soleil sur une table de terrasse, la housse d’origine du chargeur de batterie sur un banc dans les Cinque Terre, une paire de loupe dans les buissons épineux de la voie Lycienne, une deuxième dans ce bled étrange du centre de la Turquie, et maintenant, l’embout du bâton ! Les lunettes, la housse, l’embout. Les lunettes, la housse, l’embout.

Chacune de ces disparitions subsiste en moi comme une plaie ouverte. Euh, sur quoi serait-il bon de bosser déjà ? Ah oui, sur le détachement des choses matérielles. Rappelez-le-moi à l’occasion. Malheureusement, moins on en a, plus on y tient. Surtout quand on sait qu’on ne pourra pas les remplacer. Le choix du contenu du sac à dos est un véritable défi. Un crève-cœur. Un dilemme surhumain. On plie on déplie, on pèse, on ôte, on remballe. Et à l’heure H, on largue les amarres !

Après plusieurs heures de marche, point de non-retour. Plus de changement d’avis possible. On se sent plus léger. Puis on est fier. Houlala quel progrès ! On a franchi un cap sur la voie du détachement. On se félicite intérieurement de son héroïsme. Hélas, ce n’est que pour mieux s’accrocher furieusement à ce qui reste ! Bon, tournons la page.

Partie pour quelques jours en montagne sans l’ombre d’un potentiel ravitaillement, je n’ai sur moi que le minimum afin de ne pas mourir de faim dans les vingt-quatre heures. Et quand progressant laborieusement dans une forêt, je commence à me dire que j’ai peut-être été trop optimisme, je rencontre des bûcherons, dont les femmes sont venues faire chauffer la marmite du casse-croûte. Je repars gavée, et pourvue d’olives, de fromage et de pain. Et bien entendu, du conseil de ne pas dépasser la prochaine « yaylai » avant la nuit, à cause des loups !Les yaylas ne sont pas considérés comme des villages, et donc non répertoriées sur les cartes ou Google.

Le torrent qui coule dans la vallée est boueux, des grumiers ont tout défoncé. J’espère trouver un lieu plus aimable en altitude. Cette fois ce sont des camions de gravier et de sable qui ravagent la piste qui mène au prochain et dernier hameau. Ils l’élargissent en vue d’un futur goudronnage. Pour le côté bucolique, on repassera.

Bariş, chauffeur qui charrie des rochers de plusieurs tonnes s’étonne de me voir m’engager seule vers les hauteurs, et m’ouvre la portière du camion.

– C’est trop dangereux avec tous ces engins. Viens, je te poserai là où s’arrêtent les travaux.

Nous ne sommes qu’en milieu d’après-midi, l’endroit ne m’emballe pas, pourquoi pas ? Mais il manœuvre au bout de deux cents mètres. Il n’effectue que de courtes navettes, et ne m’a prise que parce qu’il s’inquiétait de ma destination. Dès qu’il la connaît, il m’invite. Car la nuit, « un vent très violent se lève toujours, qui emportera ma tente, et il y a tant de loups ici, que je me ferai dévorer. » J’ai beau protester, lui dire que j’ai l’habitude, pas peur, tout ça, il me répond qu’il a bientôt terminé ce chantier, et m’emmène dormir chez lui. Bon allez, je serai à pied d’œuvre au réveil. Après deux chargements et déchargements, ponctués de manœuvres vertigineuses en bord de précipices, nous quittons le chantier… pour redescendre les vingt-cinq kilomètres avalés depuis le matin ! Déprimant.

– Hé, mais où tu habites ?

– Ne t’inquiète pas on y est bientôt. Et demain, en reprenant le boulot, je te repose là où je t’ai vue.

Au moins, je pourrai bientôt me reposer. Sauf, ha ha ha, qu’il cumule les boulots pour rentabiliser le camion. Il va charger quelques bennes supplémentaires de graviers à béton, dont il enchaîne les livraisons, plus une dernière cargaison pour la montée du lendemain.

Son appartement est dans un HLM décati de bourg industriel, vitres cassées, pas de lumière dans les couloirs et les escaliers. Chez lui c’est coquet. Je n’étais pas inquiète, mais s’il en était besoin, un détail me rassure. Une femme habite ici. Absente pour le moment. Il me désigne le canapé, la télé, les toilettes « à la turque » qui font douche, la cuisine, le frigo, et m’annonce :

– Tu es ici chez toi. Mange, installe-toi, regarde la télé, repose-toi. Ne m’attends pas, je dois aller voir quelqu’un à l’hôpital. Demain matin, on démarre à cinq heures trente.

Ouh, c’est tôt, mais bon. Vers minuit en rentrant de l’hôpital où séjourne vraisemblablement sa femme, il me lance :

Réveil à quatre heures.

C’est trrrès tôt. Beaucoup de bruit. Bébés, chiens, cris, portes… Après trois heures de sommeil, nous repartons. Chargés de sable jusqu’à la gueule, nous mettons deux heures à regagner notre point de départ, tout d’abord dans le crachin, avant de passer au dessus des nuages. Nous nous séparons sur le chantier encore désert. Je m’étonne de n’apercevoir aucun autre conducteur d’engins. Ce n’est que lorsque je les entendrai démarrer au loin, beaucoup plus tard, que je comprendrai.

Alors qu’il est épuisé, travaillant comme un fou, cumulant les livraisons avant de s’écrouler assommé de fatigue, c’est pour me rendre service, pensant que je voulais commencer à marcher de bonne heure, qu’il a décrété un réveil si matinal. Quand je l’ai quitté, je l’ai vu s’allonger dans la cabine du camion pour grappiller encore de précieux instants de sommeil. Je suis totalement confuse alors que je gravis ensommeillée les cols suivants, et médite cet adage : le mieux est l’ennemi du bien.

Devant une maisonnette isolée, un couple âgé qui surveille des troupeaux, m’offre un deuxième petit-déjeuner. Accompagné d’une mise en garde contre les loups.

Après un pique-nique au cœur d’une grande famille qui me fait don de provisions, le brouillard gagne, se transformant rapidement en bruine. Je profite d’être éloignée de toute habitation et donc d’avertissements « contre les terribles dangers qui me guettent », suivis d’invitations, pour planter ma tente très tôt. Du repos, du vrai ! D’ailleurs la pluie s’intensifie, et ne va pas cesser de si tôt. Ça fait une éternité que je n’ai pas eu à utiliser ma tente, finissant par m’interroger sur l’opportunité de la porter, ainsi que matelas et duvet. Je m’y réfugie avec plaisir.

Grosse nuit de sommeil. Sans bruit. Ni coq, ni chien, ni voiture, ni muezzin ! Pas même les loups ! Vive le camping ! Lever ensoleillé au dessus d’une mer de nuages que je vais littéralement survoler toute la journée. Du pur bonheur de randonneur.

Quel dommage que cette région soit continuellement arrosée. C’est si joli quand on y voit à plus de dix mètres. Des montagnes douces qui ondulent à l’infini, ça et là des hameaux grouillants de vie. Les faucheurs, jouant les équilibristes sur les pentes abruptes mettent à profit la plus petite accalmie pour couper et engranger une belle herbe grasse. Les femmes disparaissent sous la charge de ballots monstrueux. On ne distingue parfois que leurs pieds, dans les prés escarpés, surmontés d’un gigantesque et informe fardeau herbu.

Nous échangeons des encouragements. Je les admire de se livrer sans relâche à ce travail répétitif qui va les laisser courbées, usées à quarante ans. Elles m’admirent de charrier ce bagage disproportionné.

Le soir, au niveau de la mer de nuage, après une pluie persistante, un brouillard épais m’enveloppe. Chien mouillé, j’arpente comme une ombre les rues boueuses d’un village dont je distingue à peine les maisons, à la recherche d’une pansiyon. Un panneau en indique une à quatre kilomètres. A l’opposé de ma direction. Au bout d’une demi-heure, un nouvel écriteau précise que cet établissement dispose d’un spa. Certainement hors de prix. Je repars ? Tente ? La purée de pois s’intensifie.

Émerge de la brume, une bagnole rafistolée de bric et de broc qui descend vers moi. Le conducteur, surpris, s’arrête et baisse sa vitre. Les « Que fais-tu là, où vas-tu, qui es-tu, d’où viens-tu ? » sont résumés dans son seul geste. Les mains s’ouvrent, les épaules se haussent dans un mouvement d’incompréhension qui contient à lui seul les milles questions qui se pressent dans sa tête. Tout à fait clair.

– Je monte jusqu’à la prochaine pension. Sonra pansiyon.

Gel, gel… (Viens)

Non, pas sûre d’y dormir. Peut-être très chère. Belki çok pahalı !

Atla, atla ! (Monte, saute)

La voiture n’est pas très rassurante, et personne ne me verra y monter. L’homme, lui, affiche ce qu’on qualifierait certainement ici de mine patibulaire. Risque objectif : maximum. J’observe ses yeux. Banco.

On me demande souvent si j’ai eu peur. Jamais ? Toujours ? Jamais. Toujours. Confiance absolue. Paranoïa absolue. Les deux cohabitent à chaque seconde. Toute rencontre est porteuse du meilleur ou du pire. Je me comporte comme je ne me l’oserais jamais dans mon propre pays. Décisions prises en un instant, sur un regard, une impression. Demi-tour !

Village, köy, pansiyon, yok ! Prochaine, sonra, spa, çok pahalı ? Très chère ? Ah, la voilà ! Tu ne t’arrêtes pas ? Araba bitmiyor ?

– Başka bir fikrim var.

Il a une autre idée. Peut-être qu’il en connaît une moins chère plus loin… Cinq minutes plus tard, ça n’a l’air de rien, mais c’est long quand on ne sait pas où on va, il bifurque sur un chemin creux qui grimpe dans la forêt. Surtout, garder un air très dégagé :

On va où là ?

Benim bir fikrim var. (J’ai mon idée.)

Oui, apparemment. Nous émergeons enfin.dans des pâturages. Une poignée de cabanons.

Işte benim evim. Orada annemin evli. Ici c’est chez moi. Là-bas, c’est chez ma mère. Buyur. Viens.

Personne en vue. A l’image de la voiture, la baraque est composée de morceaux de tout. Planches, portes clouées les unes sur les autres, plaques de bois et de tôle… Il se dirige vers la chambre. LA chambre.

Buyur. Viens. (il ouvre la porte) Burada uyuyacaksım.(Tu vas dormir là.)

LE lit. Il ferme la porte, dont il pousse le verrou.

– … ?

Il rouvre.

Tu vois, tu peux t’enfermer si tu veux.

Dans un petit salon-cuisine gît un canapé défoncé.

Duş almak ister misin?

Une douche ? ! Heu, oui, avec plaisir.

Système D, douche chaude !

– Je te lave tes affaires ?

– Heu, non, je le ferai moi-même.

Ver, ver ! (Donne)

Ho, une machine !

Makina.

Fils, tuyaux, branchements courent en tous sens, mais ça fonctionne. Après m’être lavée et changée, je le rejoins. Un feu crépite, au dessus duquel sèchent mes vêtements. Le dîner est prêt. Nous nous asseyons au sol côte à côte. Une lampe pendouille du plafond, une télé grésille par terre.

Il baragouine une dizaine de mots d’anglais mêlés de turc, et pareil pour moi dans l’autre sens. Notre conversation chaotique ressemble un peu à sa maison et à sa voiture, mais comme elles finalement, se tient. Il est garagiste dans la vallée. Son fils est en train de reprendre l’affaire.

– Sugar dans mon çay ? Evet bir buçuk. Un et demi.

Je prends toujours un sucre et demi dans mon thé, juste pour le plaisir du geste. Le 1 avec l’index, qui dans la foulée vient couper le pouce en deux. Trop marrant. J’adore cette gestuelle. Comme « j’aime pas », en pinçant sa chemise des deux mains à hauteur de poitrine, entre les pouces et les index, en tirant vers l’extérieur, ou « on couche ensemble » ? « T’es mariée » ? En frottant les index des deux mains l’un contre l’autre.

– Kaç yaşındasın ?

Elli bir yıl var. Cinquante et un ans.

Ben de.

Toi aussi ? ! (rire)

– İki çocuğum var.

Ben de. Moi aussi. Two sons (rires)

Dede olucam.

– Ben de. Moi aussi. Yakinda babanne olucam ! Grandmother, bientôt !

Le crâne rasé, un profil ténébreux fier et racé, Cenkis ( Djenkis), par son nom et son allure, m’évoque Gengis Khan. Soudain, un orage assourdissant éclate. Ça pète de partout. Black out. Plus de télé, plus de lumière. La baraque est secouée par les bourrasques. Des trombes d’eau déferlent au dehors.

Il a plus d’un tour dans son sac. Grâce à un système suspendu, il branche une guirlande de loupiotes sur une batterie de voiture. Tous les bricolages de la maison sont issus de récupération de pièces automobiles. Radiateurs de voiture, câbles, batteries…

La soirée se poursuit, sans le ronron de la télé pour meubler les blancs de nos conversations. C’est vrai qu’il a de la gueule. Et les similitudes de nos vies créent entre nous une forte complicité. A la lueur des éclairs, ses yeux brillent. Sans le moindre geste déplacé, il me laisse tacitement le choix d’une éventuelle initiative. Je n’affirmerais pas que je ne suis pas tentée. Nous nous séparons pour aller dormir d’un sommeil rythmé par les coups de foudre.

Au matin, mes vêtements sont pliés, et le rituel petit déjeuner, tomate concombre fromage, m’attend. Il me reconduit au village où nous prenons un dernier thé, sous l’œil rond et interrogateur de ses camarades médusés. Je crois que ça lui plaît bien. Au moment de nous quitter, il me dit que je ne suis pas obligée, que si je suis fatiguée, je peux rester chez lui aussi longtemps que je le désire. Ne tentons pas le diable.

Je m’éloigne, emportant ce léger regret, douce pensée qui m’accompagnera dans les moments ingrats. Elle me tiendra plus chaud qu’une triviale aventure qui aurait gommé la magie de cette rencontre. Au revoir gentleman.

Je constate en descendant, que sans le savoir, il a fait bien plus que m’offrir un toit et du rêve. J’ai échappé aux pluies torrentielles de cette nuit là, qui ont fait plusieurs morts, emportant chaussées et voitures sur leur passage. Que serais-je devenue, si la méfiance l’avait emporté sur la confiance ?

….

4 raisons d'aller au bout du monde